1890: Le tramway et la statue

Inauguration le 27 juillet 1890 de la statue Voltaire. Inauguration de la ligne de chemin de fer à vapeur Genève-Grand Saconnex-Ferney Voltaire.

La ville de Ferney inaugurait dimanche la statue de Voltaire qu’elle doit à la générosité de Mr le statuaire Lambert, le propriétaire actuel du château du patriarche de Ferney. Elle célébrait en même temps l’inauguration de la ligne de chemin de fer à vapeur sur route qui la relie depuis quelques semaines avec Genève. La municipalité et la population avaient fort bien fait les choses pour cette double inauguration, et les rues de la petite ville étaient décorées avec goût. La verdure et les drapeaux aux couleurs françaises et suisses n avaient pas été épargnés et Ferney avait fort bon air dans sa parure de fête.

Le train officiel, dont la locomotive à vapeur était pavoisée aux couleurs des deux pays et qui amenait les invités genevois, a fait un peu après dix heures son entrée à Ferney, où des détonations de boîtes l’ont salué. Les invités genevois et une nombreuse délégation de la colonie française de Genève ont été reçus à l’Hôtel de Ville, où le vin d’honneur les attendait. Mr Champy, consul général de France à Genève, leur a souhaité, en quelques mots fort aimables pour notre pays, la bienvenue en l’absence du maire, Mr Châtelain, qu’une indisposition a tenu éloigné de la fête. Mr Didier, vice-président du Conseil administratif, a remercié au nom des autorités genevoises pour l’accueil sympathique qui leur était fait et, après avoir constaté les excellentes relations qui existent entre le consul de France et les autorités de notre canton, il a bu à la municipalité de Ferney et à son maire. Mr Salmson a annoncé qu’un album serait remis à Mr Lambert et a invité les assistants à y apposer leurs signatures.

Un cortège se forme ensuite pour se rendre au château ; la fanfare de Ferney et l’Union musicale française de Genève jouent alternativement pendant le trajet. Mr Le Royer, président du Sénat, attend les participants dans le vestibule et a pour chacun un mot aimable. Mr Champy lui présente les délégations de la colonie française  et de la Société alsacienne de Genève. Deux jeunes filles en costumes alsacien et lorrain remettent des bouquets voilés de crêpe à Mr Le Royer, qui, très ému, embrasse les jeunes filles.

Le cortège se reforme ensuite pour se rendre à l’inauguration de la statue de Voltaire qui s’élève à l’entrée de l’avenue de l’Hôtel de Ville. Deux estrades qui flanquent le monument sont rapidement occupées par les invités. Devant la statue s’élève une tribune pour les orateurs qu’un vaste parasol abrite contre les ardents rayons du soleil,

Mr Gerlier, adjoint au maire de Ferney, prononce le premier discours, dans lequel il remercie tous ceux qui ont contribué à l’érection de la statue de Voltaire, à la réussite de la fête et à l’établissement de la ligne Genève-Grand Saconnex-Ferney Voltaire. Mr le sénateur Goujon a ensuite pris la parole. Il a fait l’éloge de Mr. Lambert, qui a déjà donné à Paris une statue de Voltaire jeune homme, et qui aujourd’hui permet à Ferney de célébrer l’inauguration de Voltaire, tel qu’il était au moment où il a fondé cette ville. En terminant, l’orateur a remis la statue à la garde des habitants de Ferney, qui auront à la fois la gloire et la joie de veiller sur elle.

Le voile qui recouvrait le monument tombe après ce discours aux applaudissements de la foule, et la statue de Voltaire apparaît. Elle représente le « patriarche » bon enfant, marchant appuyé sur sa canne, le chapeau sous le bras. C’est une oeuvre qui fait honneur au statuaire. Le piédestal, dû à Mr Goss, architecte de notre ville, produit également un fort bel effet. Il est sobre et de bon goût.

Mr Dupré, professeur au lycée Condorcet, à Paris, prononce, sur la vie de Voltaire et ses travaux, un fort beau discours que le manque de place nous empêche de reproduire. Le professeur Mr Salmson a lu ensuite une pièce de vers de sa composition.

Mr Le Royer, président du Sénat, à la fin de la cérémonie, a remis la croix de chevalier de la Légion d’honneur à Mr. Lambert, auteur de la statue, et les palmes académiques à Mr Châtelain, maire de Ferney, et à Mr Goss, architecte, en adressant à chacun quelques mots d’éloge. En remettant les palmes académiques à Mr Goss, Mr Le Royer s’est montré particulièrement aimable pour notre ville, de laquelle, a-t-il dit, il a gardé le meilleur souvenir.

La partie officielle de la fête s’est terminée par un banquet de 300 couverts servi par Mr Boisselle dans une cantine élevée devant l’hôtel de ville. La Fanfare de Ferney et l’Union musicale française se sont fait entendre pendant toute la durée du banquet. A la table d’honneur on remarquait entre autres Mrs Le Royer, Goujon, Morillet et Mercier, sénateurs, Giguet et Herbet, députés et les représentants des autorités genevoises, Mrs Richard, conseiller d’état, et Didier, conseiller administratif.

Le moment des discours arrivé, Mr Joliet, préfet de l’Ain, est monté la tribune. Il a salué Mr Le Royer et les représentants de la Suisse en constatant les bonnes relations qui existent entre les deux pays. Il a terminé en portant un toast vivement applaudi à Mr Carnot. Le conseiller d’Etat Mr Richard, qui succède à Mr Joliet, prononce un brillant discours que soulignent fréquemment de vives acclamations. Il remercie le préfet de l’Ain pour ses cordiales paroles et offre à nos voisins du pays de Gex l’assurance de notre sympathie. L’orateur se réjouit de voir la voie étroite resserrer encore ces liens d’amitié.

Mr Richard espère que l’ombre que la politique protectionniste jette dans les relations entre pays voisins sera passagère et que la barrière qu’on veut élever entre eux sera bientôt renversée. L’orateur termine en portant son toast à Mr Le Royer et aux autorités françaises. La musique joue l’hymne national suisse que toute l’assemblée écoute debout.

Puis Mr Mercier, sénateur, porte son toast à la mémoire de Voltaire et de Rousseau. Mr le conseiller administratif Didier à la municipalité de Ferney et Mrs Champy, Dupré, Lambert et Le Royer prennent encore la parole. Ce dernier a rappelé l’accueil fait par la Suisse aux internés français en 1871 et dit que la reconnaissance des Français est impérissable. Les discours terminés, on s’est séparé et la fête populaire est devenue de plus en plus animée, de nombreux convois amenant une foule énorme. Un beau feu d’artifice composé par Mr Hedmann et l’illumination de la ville ont terminé cette fête, qu’aucun accident n’est venu troubler.

JOURNAL de GENEVE mardi 29 juillet 1890