1880: Une épidémie à Ferney

Le Dr Félix Gerlier fut maire de Ferney de 1875 à 1877, puis de 1890 à 1900. Il fut aussi et surtout le médecin de Ferney et des Ferneysiens. On lui doit en particulier une publication médicale consacrée à une épidémie qui affecta notre village ainsi que Saconnex et Collex… Les quelques exemples ci-dessous évoquent, pour quelques centaines d’habitants et avec de moindres enjeux, les questions et les inquiétudes qui sont aujourd’hui celles de toute notre planète, en ces temps difficiles de Covid-19.

Cet extrait montre aussi combien le travail de médecin était aussi celui d’un fin limier et combien, avec l’aide du maire qui lui avait succédé, la maréchaussée tenta d’étouffer quelques vérités médicales…

Exposé des faits

No 1. A la fin de septembre 1879, je vis un domestique du collège de Ferney qui présentait sur les joues et le menton, dans sa barbe rasée de frais, des arcs de cercle et un anneau complet d’herpès circiné. Ce fait excita virement mon attention. Médecin de l’établissement, j’avais à craindre, outre la contagion de l’herpès, sa transformation eu teigne tondante, si le tricophyton se déposait sur le cuir chevelu des élèves. La rentrée devait avoir lieu vers le milieu du mois suivant. Je me hâtai donc de passer le crayon de nitrate d’argent sur les arcs et sur l’anneau, bien décidé à faire renvoyer ce domestique si je ne coupais court aux progrès du mal. A partir de ce jour l’extension centrifuge fut arrêtée. Les surfaces atteintes conservèrent encore quelque temps leur efflorescence épidermique mais je n’avais plus rien à redouter le jour de la rentrée des élèves. Je cherchais de suite à me rendre compte de l’origine de cette affection contagieuse que la profession de cet homme n’expliquait point. Le siège du mal était un renseignement. J’appris de lui qu’il se faisait toujours raser chez l’unique barbier de Ferney, dont il est d’ailleurs abonné, et qu’il n’était pas seul dans le village atteint de dartre dans la barbe. Il me cita quelques personnes qui toutes se faisaient raser au même endroit, et dès ce moment je commençais à soupçonner que la contagion s’opérait par la rasure dans la boutique du barbier.

Tous les contagionnés ne me consultèrent point et je ne puis donner ici le chiffre des victimes du tricophyton sorties de ce foyer épidémique mais d’octobre 1879 à avril 1880, j’ai donné des soins à dix personnes rasées chez le barbier de Ferney et portant une éruption tricophytique sur la figure, dans la barbe ou sur les côtés du cou. Encore suis-je certain de n’avoir pas soigné plus de la moitié des cas !

Je vais les énumérer dans l’ordre où je les ai rencontrés, en leur donnant des numéros distinctifs.

No 2. M. B… ,  jeune homme songeant à se marier, voyant dans sa barbe des cercles qui vont toujours grandissant comme une tache d’huile, est allé à Moëns pour faire barrer sa dartre par un sorcier qui guérit l’entorse, lève la tache sur l’œil et barre la brûlure en prononçant des paroles magiques. Le 8 octobre, il paraît à ma consultation. Le barbier de Ferney le rase habituellement. Il est atteint depuis un mois environ sur les joues, et n’a que de l’herpès circiné.

No 3.  Les derniers jours de novembre 1879, je donnais des soins à un ouvrier atteint de bronchite du sommet, lorsque je vis sur la joue d’un enfant, qui était aux bras de sa mère, un anneau d’herpès circiné d’une netteté admirable. Cette femme me fit observer que l’enfant avait contracté cette dartre au contact de son père. En, effet, dans la barbe du malade, longue de quelques jours, je trouve les arcs de cercle vésiculo-squameux de l’herpès. Il se fait raser chez le barbier de Ferney. C’est un cas simple et malgré la faiblesse générale du sujet, la guérison fut vite obtenue chez lui, comme chez son enfant.

No 4.  Un jeune homme de Colovrex, village suisse des environs de Ferneyse présente dans mon cabinet en décembre. Il est atteint depuis quelques mois. Habituellement il se rase lui-même et ne s’est fait raser à Ferney qu’une seule fois. C’est trois semaines après que, coupant sa barbe pour la première fois depuis, il a constaté sur sa figure des dartres nombreuses. Les lésions cutanées que j’observe sont diverses. Sur le bord des joues, on reconnaît les éruptions vésiculo-squameuses en arc de cercle, ou débris d’anneaux ; mais ce qui frappé le plus mon attention, c’est une pustule de mentagre. Elle est située sur le côté droit du menton et a le volume d’une noisette. Sa forme est conique à base dure et à sommet purulent. Les poils du sommet s’épilent avec la plus grande facilité. Au milieu de la joue gauche est une tache rouge de même teinte que la pustule de mentagre, mais qui ne fait pas de saillie et que je pense être une tache érythémateuse. Enfin, sur la même joue gauche, est une traînée blanche de lamelles épidermiques engainant la naissance des poils et qui est certainement l’éruption amiantacée désignée par Bazin sous le nom de pityriasis alba.

Ce malade revint à ma consultation. Il se badigeonna avec la solution de sublimé, avec l’huile de cade, mais il ne pratiqua pas l’épilation que je lui avais prescrite. Je l’ai revu en juin 1880. Il me parait guéri, sauf que sur l’ancienne pustule de mentagre ou trouve quelques lamelles épidermiques blanches tranchant sur le rouge vineux du menton. Sa tache érythémateuse du milieu de la joue existe encore et il me résume son opinion en me disant que « les dartres rouges sont les plus mauvaises ».

No 5. M. M… , propriétaire à Collex (Suisse), que je vois pour la première fois en décembre, est atteint de l’éruption vésiculo-squameuse de l’herpès circiné sur le menton et sur les deux côtés du cou. Les ligues sinueuses festonnent cette partie du cou où s’attache la serviette. Il se fait raser à Ferney. Cette personne que j’ai souvent revue depuis est un exemple frappant de la ténacité toute particulière de certains herpès que rien ne fait prévoir ni comprendre. Il a résisté au sublimé, à l’huile de cade, et je ne suis pas certain encore que la cautérisation au nitrate d’argent m’ait donné un succès complet,

No 6.  Le propriétaire qui loue au barbier de Ferney le local qui qui sert de boutique, et par là-même son client obligatoire, me fait appeler le 5 février 1880. Il me montre qu’il porte sur la joue droite deux cercles d’herpès sans aucune autre lésion cutanée. Je profite de la circonstance pour lui recommander d’avoir dans son tiroir d’abonné tout l’attirail nécessaire à sa barbe et pour faire dire au barbier de se tenir sur ses gardes et d’employer les lotions phéniquées.

No 7.  Un domestique en condition à Collex, et qui s’est fait raser à Ferney, me consulte le 22 février pour une éruption dans sa barbe. Je trouve sur sa figure mal lavée, couverte de croûtes et de squames, le sycosis du follicule pileux en abondance. Je n’ai pas revu cet homme. Il est entré à l’hôpital cantonal de Genève, dans le service du docteur Long, et voici la note que je dois à l’obligeance de l’interne du service:

« P …., atteint de sycosis: entré le 7 avril 1880, sorti le 8 mai. Malade depuis environ trois mois. Les poils de la barbe et de la moustache sont collés et recouverts par des croûtes épaisses. Ces poils sont cassants et décolorés. Dans les régions, mentonnière, sous-maxillaire sus-hyoïdienne, on constate la présence de tubercules sous-dermiques de la grosseur d’un pois.»

No 8. Le 22 février, je vois à ma consultation C., ouvrier potier à Ferney, qui a dans la barbe plusieurs tuberculo-pustules de mentagre et une tache érythémateuse d’un rouge vineux au-devant de l’oreille gauche. Les boutons de la mentagre présentent des différences de volume. Il en est deux remarquables: l’une sur le menton, l’autre sur le milieu de l’oreille gauche. Ils sont énormes, gros comme une noix, à base de près de trois centimètres de diamètre et à pointe acuminée enflammée. D’autres plus petits, au nombre de trois ou quatre, du volume d’une noisette, sont parsemés dans les favoris. Cet homme est défiguré. Pour dissimuler son mal, il laisse pousser sa barbe depuis quelque temps mais c’est peine perdue. Les saillies rouges dépourvues de poils à leur centre apparaissent comme d’énormes furoncles sur la figure. Les poils clairsemés qui restent sur le pourtour des tubéro-pustales, cèdent à la moindre traction comme s’ils étaient implantés dans du beurre.

Cet homme est devenu le point de départ d’une nouvelle épidémie et un foyer secondaire dont nous parlerons ci-après.

No 9.  Un garçon boulanger, nommé T…, me consulte le 4 mars. Il a dans les favoris cinq à six pustules de sycosis. Elles sont moins volumineuses que celles du No 8, mais il en est qui n’ont pas moins de deux centimètres à leur base indurée. Elles sont rouges, conoïdes, dépourvues de poil au centre. Cet homme laisse pousser sa barbe comme le précédent pour dissimuler ses boutons, mais il est trahi par les vides. Il a quitté Ferney, et je ne l’ai pas revu depuis longtemps.

No 10. M. D… , jardinier, domicilié à Genève, a été rasé à Ferney un dimanche d’automne, et c’est le dimanche suivant, en se faisant raser de nouveau, qu’il s’est aperçu d’une éruption dans la barbe. Le pharmacien de Genève l’a traité par des pommades et des tisanes dépuratives. Il vient chez moi les premiers jours de mars. La maladie se borne à quelques arcs vésiculo-squameux sans autre manifestation.

No 11. M. F… , charcutier, me consulte le 9 mars, un mois, me dit-il, après le début de sa maladie. Il ne porte qu’un anneau d’herpès très net sur le côté gauche du cou, à la place où s’attache la serviette.

Tels sont les onze cas de tricophytie qu’il m’a été donné de soigner et qui tous sortaient du foyer primitif, la boutique du barbier. Chez sept individus, le parasite, végétant à la surface de la peau a produit l’herpès ; chez quatre autres, il a pénétré dans le follicule pileux et produit le sycosis. Ces quatre mentagreux et ces sept herpétiques n’ont pas été les seuls atteints, et j’estime n’avoir donné des soins qu’à la moitié. L’habitant de la campagne n’a pas l’habitude de consulter son médecin pour des maladies qui n’interrompent pas le travail, et il se soucie assez peu de petites taches qui altèrent la pureté de son teint, ni des quelques démangeaisons qu’elles font naître.

Foyers secondaires

Outre ces onze cas originaires du foyer primitif de l’épidémie locale, il faut noter des contagions de seconde main. Telles sont celles de l’enfant du No 3 et celles engendrées par le No 8.

N° 12.  Le No 3 a transmis l’herpès circiné à son enfant probablement par le contact de sa joue. Le hasard m’ayant permis de rencontrer ce fait près de son début, la propagation tricophytique a été entravée du premier coup,

Le No 8, ce mentagreux typique a été à lui seul la source d’une véritable épidémie. Il est marié et père de deux enfants.

No 13. Sa femme présente, sur le dos de la main, un vaste cercle vésiculo-squameux à centre couvert d’écailles d’écailles épidermiques. On ne trouve pas chez elle d’autre lésion cutanée et l’explication de Bazin qui dit que les mentagreux ont de l’herpès circiné du dos de la main parce qu’ils se frottent la figure et le poignet est souvent en défaut. J’ai déjà rencontré l’herpès circiné du dos de la main chez des cultivateurs infectés par leurs bestiaux dartreux et je considère cette région à peau fine et délicate comme un lieu d’élection de l’herpès. La contagion n’exige pas seulement le contact, mais encore un terrain convenable. Les spores du tricophyton sont si nombreuses que sa germination est assurée dans les points où il peut prendre pied.

No 14.  Le plus jeune des enfants, qui prend place dans le lit conjugal lorsque le père se rend matin à son travail, porte sur l’épaule au niveau du deltoïde un de ces cercles d’herpès qu’on dirait tracés au compas. Le père, à qui je l’ai montré n’a pu s’empêcher de remarquer qu’avant d’avoir de gros boutons dans la barbe, il avait des cercles comme celui-ci. Ce qu’il y a d’intéressant dans ce cas, c’est que, vérification faite de la position que l’enfant occupait dans le lit, il s’est trouvé que l’épaule affectée était précisément à la place où le père reposait sa tête.

Deux enfants du voisinage qui viennent souvent jouer dans l’appartement de C… , et que j’y ai moi-même rencontrés1 ont été atteints à leur tour.

No 15. L’un est un petit garçon qui porte à la du cou un anneau parfait s’étendant sous la région claviculaire. L’autre est une petite fille (No 16) qui a dans les cheveux une tonsure de teigne tondante. Cette tonsure que j’observe dans les premiers jours de juin est recouverte de lamelles épidermiques et fait une légère saillie grisâtre se détachant sur le fond du cuir chevelu. Les rares poils qui se trouvent à sa surface sont entourés à leur naissance d’une gaine soyeuse blanchâtre, ils sont courts et cassés. Leur couleur blonde n’a pas subi de modification appréciable. Malgré la quasi-certitude de mon diagnostic, je ne voulus pas alarmer les parents ayant d’avoir confirmé mon opinion par l’examen au microscope et j’adressais des poils et des lamelles épidermiques recueillis sur cette tonsure à mon ami le docteur Carry (de Lyon). Il a vérifié mon diagnostic, reconnu le tricophyton et m’a fait avec ces produits une préparation démonstrative sur laquelle j’ai constaté moi-même les spores du parasite.

No 17. Enfin la bonne qui prend soin de ces enfants et procède à leur toilette matinale a contracté avec eux l’herpès circiné. On rencontre sur elle jusqu’à cinq cercles d’herpès tous complets à marche régulièrement centrifuge. Deux siègent à la face : l’un sur le front à gauche, l’autre sur la paupière supérieure. Ce dernier anneau est tangent au sourcil. Les trois autres cercles sont plus vastes et siègent sur la partie supérieure de la poitrine.

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