Elle se prénommait Odette mais Virgile, le premier enfant de ses voisins Rosa, ne savait pas dire Odette. Il l’avait appelée Volette. Alors des amis ont dit : ça te va beaucoup mieux qu’Odette, c’est plein de fantaisie et ça te va très bien. Pour le reste de ses sours, Odette Gros est ainsi devenue Volette.
Transcription de l’entrevue avec Mme Odette Magnin-Gros, mercredi 26 juillet 2000 / Jacques Miège.
Je suis née le 12 mars 1907 à Ferney au premier étage de la maison qui se trouve rue de Meyrin, à l’angle du chemin de Florian, la maison Decorzant-Philipps.
Mon père était Lucien Gros, il était né aux Brotteaux, presque en face de la maison où je suis née, dans la maison de mes grands-parents dont je n’ai aucun souvenir car mon père ayant perdu son père quand il avait seize ans ne m’en parlait jamais, alors je ne sais pas ce que faisait ses parents, mais j’imagine qu’ils avaient une petite ferme étant donné que, en face deleur maison d’habitation il y a toujours la grange, des Sage puis des Carrier, indivise avec celle de mes grands-parents et il y a toujours une écurie dans laquelle ma grand-mère coupait son bois.
Mes plus anciens souvenirs sont lorsque j’avais 3 ans, de l’autre côté de la route où habitait Marguerite Ravy, il y avait une ferme occupée par les Montagnier et ils avaient un fils, Louis, qui était de mon âge et qui venait vers ma mère en disant « Où qu’elle est la bodette ». Il venaitpour jouer avec moi, assez peu de temps car ses parents sont partis prendre la ferme de Malivert à St Genis en face de la scierie.
Ensuite mes parents ont déménagé pour aller habiter dans l’ancienne chapelle du pensionnat qui est derrière l’église de Ferney. Alors là c’était mon rêve, mes parents y sont restés depuis 1910 jusqu’en 1918, j’étais heureuse comme tout dans cette maison que j’adorais.
Ma mère était couturière, elle avait des apprenties. Cet appartement n’était pas très pratique, il n’y avait qu’une chambre et une cuisine et puis une grande pièce qui servait en été d’atelier pour ma mère et ses trois ou quatre apprenties. Mais en 1918 mes parents ont déménagé car il n’y avait pas de chambre pour moi. C’était l’ancienne chapelle et un étage avait été installé à l’intérieur pour faire cet appartement, au rez-de-chaussée il y avait une salle de réunions pour les jeunes garçons de la paroisse et ils jouaient des comédies, ils avaient monté une scène aufond de cette salle, le reste de l’année elle était inoccupée et c’était un dépôt pour le matériel du curé, alors j’avais un peu peur à cet endroit, surtout à la tombée de la nuit.
Mon père travaillait à la tuilerie, je ne connaissais pas beaucoup de gens lorsque j’étais toute petite. J’avais parfois l’autorisation d’aller jouer avec Marguerite Johannel, la poterie d’art, aujourd’hui la maison de l’antiquaire Cornu.
A cinq ans j’ai commencé l’école, j’avais comme maîtresse Mlle Berdat, qui était une célibataire un peu forte, elle avait eu un fibrome qui lui faisait un gros ventre. Les jours de travail manuel elle voulait que j’apporte de la broderie, car elle ne savait que broder, et ma mère avait un parti pris, elle ne voulait pas que j’apprenne à broder, alors tous les jours de travail manuel elle faisait un grand rond à la craie au milieu de la classe, j’étais debout dans ce grand rond et je faisais la lecture, ce qui m’enchantait car j’adorais lire, j’aimais mieux lire que coudre. Et alors toute ma vie scolaire a été marquée par ceslectures que je faisais tous les jours de travail manuel.
Mon père avait une vie des plus tristes, en été quand il rentrait du travail il faisait son jardin,il coupait du bois, car on se chauffait avec du bois, et de temps en temps le dimanche on allaità Moëns, chez ma tante Schambacher qui tenait un café, et alors mon père mettait son habit de noce, le seul costume qu’il a eu pendant toute sa vie, et il disait je sors avec mes « fouèses » aujourd’hui. On allait jusqu’à Moëns, à pied, on buvait une limonade et on redescendait. C’était tous les divertissements que nous avions. Jusqu’en 1911 nous allions aussi à Magny, parce que mon grand-père avait une maison au centre du village, il y avait encore la maison des parents de ma mère, les Dubosson, mais après nous n’allions plus beaucoup à Magny. Nous allions dans tout le pays, il y avait beaucoup de vignes depuis Prévessin, Magny, Moëns, et nous allions grappiller.
Le plus grand événement de mon enfance a été la déclaration de guerre, le 2 août 1914, parce que le tocsin a sonné, les femmes nous disaient : Allez vite prier à l’église. Et il y avaitles petites affiches blanches avec les deux drapeaux tricolores croisés et « Déclaration de guerre », et alors il y avait M. Châtelain, marchand de bois et de charbon à Genève et il habitait la maison « Le Cache-Mallet », il était venu vers l’église et il y avait des tas de femmes qui étaient là, qui pleuraient, qui couraient dans tous les sens, et M. Châtelain leur a dit « mais ne vous faites pas de souci, dans quinze jours nous serons de retour ». Il y a des hommes qui partaient tout de suite, mon père est parti un an après car, du fait qu’il avait perdu son père, il était soutien de famille et il n’avait pas fait de service militaire, quand il est parti il a fait une instruction militaire dans un fort au-dessus de Belley, ce qui ne l’a pas empêché de faire toute la campagne de Verdun. Lorsqu’il venait en permission nous allions, à pied bien entendu, le chercher à Chevry, alors là c’était la liesse lorsque je voyais arriver les trois phares du train, jesautais de joie et lorsqu’il repartait alors c’était le désespoir, car j’adorais mon père. Il partait souvent un dimanche, ma mère l’accompagnait, mais moi je devais rester aller à la messe, mais j’avais le coeur gros et je pleurnichais tout le long de la messe.
Les blessés de guerre sont arrivés assez vite dans l’ambulance qui était installée dans l’ancien pensionnat, près de l’église. Il y avait deux médecins, le docteur Bonnefoy de Genève et un chirurgien, le docteur Verras. Le chirurgien a fait ce qui devait être une des premières greffes humaines : A un moment il y avait un aviateur blessé, il lui manquait une partie de la figure, il n’avait plus de nez, alors le docteur Verras a pris une greffe dans la fesse et lui a refait un nez, c’était quelque chose d’époustouflant pour l’époque et je pense que c’était le début des greffe, et cet aviateur je l’ai vu sur toutes les coutures, enfin façon de parler! La veille de l’opération qui avait été décidée on l’a photographié de tous côtés, devant le clocher de Ferney et le lendemain il n’a pas voulu passer sur la table d’opération et ça a été remis au surlendemain. Le surlendemain il y a passé avec réussite, il a retrouvé un nez, et dans les conditions de l’époque, sur place il y avait une salle d’opération, c’était une ancienne cuisine, le sol était en carrelage, elle avait été transformée en salle d’opération, il y avait une table de verre et c’était tout.
Je jouais avec les blessés, j’étais toujours sur les genoux de l’un ou de l’autre, et puis il y en avait qui s’intéressaient à ma mère, ils voulaient savoir qui était cette femme, quel âge elle avait, ma mère n’était pas une jolie femme, mais c’était une belle femme, et alors ils voyaient cette femme qui n’avait pas d’homme, qui passait et qui ne les regardait jamais d’ailleurs, elle passait très raide, mais eux ils s’intéressaient à elle, alors ils me demandaient quel âge elleavait, alors je disais : Oh je crois qu’elle a trente ou quarante ans, je ne sais pas. Ma mère ne s’occupait pas d’eux, il n’y a jamais eu d’histoires, sauf une fois il y a eu un Corse qui avait beaucoup de goût pour ma mère et qui aurait voulu monter à l’appartement où il y avait une chambre borgne derrière la cuisine qui correspondait au hangar du curé et il y avait une simplefenêtre qui nous séparait, alors ce Corse avait appelé ma mère, je ne sais pas ce qu’il lui avait dit, ma mère est venue, elle a tout de suite fermé cette fenêtre, elle a bien fait car le Corse est monté par le hangar du curé et il est arrivé là, il a trouvé la porte fermée et il a dit : Merci madame! Il était furieux !
La soeur du curé Ancian venait souvent voir ma mère et faire causette. On me voit sur une ancienne carte postale de Ferney, à la descente de l’église, je suis la petite fille habillée en blanc, il y a les blessés aux fenêtres avec des drapeaux français et aussi la mère Detraz qui était cuisinière à l’ambulance, elle a ensuite élevé son neveu Philippe Gavillet, qui avait perdu ses parents.
Je me souviens aussi du 11 novembre 1918 parce que ma mère et moi nous étions couchées dans la cuisine parce qu’il faisait plus chaud, le curé était venu le dimanche après la messe transporter le lit de la chambre dans la cuisine, parce que dans la chambre on n’avait que 8°, tandis qu’à la cuisine, la seule pièce chauffée avec le « potager » comme on appelait ces fourneaux, il faisait un peu plus chaud, et le 11 novembre nous étions toutes les deux au lit avec la grippe espagnole, et on apercevait le cortège, il y avait une retraite aux flambeaux dans l’avenue de la mairie et, les arbres étant défeuillés, on apercevait le cortège qui passait…
J’en avais gros de savoir que toutes les gamines couraient là autour et que moi j’étais au fond de mon lit. Il y avait beaucoup de malades, il y a eu un fils Dalby et une fille qui sont morts de la grippe espagnole, ils étaient un petit peu plus âgés que moi et ça m’avait beaucoupfrappée… Oh il y a eu plusieurs morts et elle était très forte.
Il y avait la petite soeur Marie, de St Vincent Paul, qui venait tous les soirs nous poser des ventouses et le docteur Martin qui était un docteur formidable au point de vue diagnostic, mais c’était un ivrogne, on l’a ramassé plusieurs fois dans des fossés, il était ivre mort. Il venait, il regardait ma mère et il disait : Alors madame continuez comme ça. Je ne sais pas quel remède elle devait prendre mais il lui disait : Continuez ! Puis un jour le curé est venu et il a dit à ma mère : Mais vous ne pouvez pas rester comme ça indéfiniment avec de la température, alors il lui a apporté des cachets de quinine, ma mère en a pris, le lendemain elle n’avait plus de température et quand le docteur est venu c’est elle qui lui a ouvert la porte, il lui a dit : Oh, mais alors madame, comment ça va ? Elle lui a dit : Ca va très bien merci ! Ce docteur Martin habitait dans la maison Borel, avec ses filles, rue de Genève, l’actuelle maison Baud.
Au retour de mon père, c’est là que nous avons déménagé. J’ai eu beaucoup de peine de ce départ, au printemps, à la droite du clocher, on voyait le pré du « petit Gerlier » qui était plein de primevères, c’était féerique pour moi, j’adorais habiter là-haut.
A la rue de Meyrin, en face de la ferme du Châtelard, dans la maison où se trouvait Mme Tomen. Elle avait un fils qui tuait les lapins en leur arrachant un oeil, on entendait les lapins crier, oh ce que j’ai pu détester ce bonhomme ! Et puis au-dessus il y avait un vieux cordonnier, Hatt, il avait deux filles, l’aînée a épousé Desbiolles, le torréfacteur, et puis la cadette qui était une très jolie fille brune. Il n’y avait pas beaucoup de vie de quartier, chacun vivait chez soi. Mes amies étaient les filles Decorzant, mais elles habitaient rue de Versoix, à la ferme Beudet, devenue l’immeuble Elijouan. La fille aînée, Renée, était apprentie chez ma mère, elle chantait, je me souviens : « Berger, mon doux berger, où irons- nous loger, là-haut sur la montagne à l’ombre des buissons, nous cueillerons la violette et le romarin nouveau » et cette chanson me transportait, je la trouvais belle et ça me faisait rêver, j’ai toujours été très rêveuse.
Ensuite les Decorzant sont venus habiter dans la maison où j’étais née, à l’angle de la rue de Meyrin et du chemin Florian. Pauline travaillait comme apprentie chez ma mère, je devais toujours peler des pommes de terre pour le dîner, je détestais ça, alors Pauline, dès que ma mère tournait les talons, elle me pelait vite quelques pommes de terre. Pauline ensuite a épousé Léon Dalby, ils habitaient rue de Versoix, près du café Deborne. La grand-mère Dalby venait faire les lessives, elle succédait dans ce travail à la mère Giovanelli, qui habitait aux Marais (maison en ruine en face de l’école Florian). Elle venait faire les lessives des soldats blessés pendant la guerre et ma mère disait : »Ah ça fait mal au coeur quand on voit tous ces poux qui courent sur les vêtements », alors moi j’allais vite voir courir les poux. Les vêtements cuisaient dans une grande chaudière, et les poux avec.La lessive du curé était faite une fois par année, avec de la cendre, le rinçage était fait dans les bassins sous le hangar à la suite de l’ancienne chapelle.
Le curé Ancian ne m’avait jamais semblé jeune, il ne l’a jamais été. J’ai presque été élevée sur ses genoux, il n’y avait qu’un couloir à traverser, alors j’étais toujours chez lui, je m’installais sur ses genoux, il avait le fourneau devant lui, les pieds contre le fourneau, le mur à droite, son bureau à gauche et le dossier de sa chaise derrière, il était dans un tout petit carré, enfermé de tous côtés, il était extrêmement frileux, il avait toujours les pieds contre le fourneau, alors jusqu’à l’âge de 3 ou 4 ans je montais sur ses genoux, après je ne montais plus. Ma mère recevait un très beau journal de mode, les feuilles étaient en papier glacé, il y avait parfois des jeux, des choses à découper, à coller, alors moi je ne savais pas faire ça, j’allais voir le curé, c’était lui qui me faisait ça,une fois ces papiers à coller représentaient une petite maison avec une lucarne en haut, une lucarne ronde avec une tête de cochon suspendue et une petite fille, alors le curé me dit : Tu vois ils ont mis ta photo. Et moi je lui montre la tête de cochon et je lui dis : Ils ont mis la vôtre aussi ! Bien sûr je ne savais pas la portée des mots, pour moi c’était seulement quelque chose de drôle et pas malhonnête.
A l’église je me souviens des chants, chez les soeurs il y avait une jeune orpheline qui s’appelait Sixtine, elle avait une voix magnifique. Il y avait l’abbé Savel qui jouait volontiers avec moi, qui était vicaire et je lui avais dit : Je veux remplacer la Sixtine, et je chantais« Souvenez-vous, souvenez-vous Vierge Marie » Alors mon rêve c’était de chanter ça quand je serais grande.
Après la guerre il y eu des cérémonies et des personnalités genevoises sont montées et la Sixtine a chanté et un de ces personnes lui a offert de venir à Genève, recevoir des leçons et qu’elle chanterait au théâtre, je ne sais pas si les soeurs n’ont pas voulu, ou elle- même, elle est partie à Genève, mais elle n’a jamais chanté, malgré sa voix extraordinaire. Et aussi, « si le temps le permet, la procession aura lieu dans la cour », une fois par mois il y avait une procession l’après-midi après les vêpres.
Je suis allée à l’école jusqu’à treize ans, après avoir passé le certificat d’études, alors après ma mère m’a dit il faut savoir ce que tu veux faire. Ma mère avait des amis qui habitaient Genève, ils avaient une fille qui avait plus de vingt ans et cette fille était comptable dans la maison Wiesswald qui était une maison de tissu en gros au-dessus de « Chez Joseph » à Genève, alors quand elle venait à la maison à midi elle avait toujours les clés du bureau dans sa poche, et moi je trouvais ça formidable, alors quand on m’a demandé ce que je voulais faire j’ai dit je veux être comme la Berthe, c’est-à-dire que je voulais avoir des clés dans ma poche et travailler dans un bureau, alors ma mère est tout de suite allée voir à l’Ecole Rochat Burdin pour 10 mois, il y avait des cours de 6 mois et de 10 mois, mais comme j’étais très facilement distraite, alors elle a pensé qu’il fallait bien 10 mois!
En sortant de l’école j’ai trouvé du travail chez Gourvenec et Pasquet qui était une petite affaire qui vendait des pièces pour la TSF, ils étaient installés dans la cour derrière le café des Marronniers, rue. de Meyrin, il y avait au fond de cette cour, à droite, un petit bâtiment d’un étage où étaient installés les bureaux, ils ne fabriquaient pas les pièces, ils les revendaient, et puis Gourvenec était un breton qui fréquentait une des filles Cornachon du Café de la Douane, côté suisse. Pasquet lui était coureur, il avait un tas de bonnes amies, un jour il avait laissé une lettre dans mon tiroir, alors je l’ai lue, c’était une de ses maîtresses qui lui annonçait qu’elle allait être maman, et quelque temps après dans un tiroir il y avait un revolver, alors j’ai voulu les quitter, ça m’avait fait peur.
A ce moment il y avait la Galalithe qui s’installait à Ferney et ils cherchaient du personnel, ils avaient toute une liste de personnes qui étaient venues se présenter, ma mère voulait quej’y aille, mais je n’osais pas donner mon congé, j’étais trop timide, alors elle m’a promis une bicyclette si je donnais mon congé, c’était aussi intéressé de la part de ma mère, j’avais 14 ou 15 ans, je pouvais faire des courses à bicyclette. Je me suis donc présentée à la Galalithe, on m’a dicté une lettre pour la Margalithe, 8 rue Condorcet à Paris, j’ai toujours gardé le souvenir de cette première lettre. Il y avait beaucoup de personnes qui s’étaient présentées et c’est moi qui a été choisie.
Le bureau était à gauche en entrant par le perron et l’atelier était à droite. C’était un des frères Bréguet qui avait une usine de mécanique à Carouge et puis l’autre c’était Gérald Bourquin qui était expert-comptable à la Corraterie, à eux deux ils avaient monté cette affaire. Ils fabriquaient des boules pour faire des colliers, des embouts de parapluie. Il y avait Marguerite Loretti qui travaillait à une perceuse, elle allait à une vitesse incroyable, elle était payée aux pièces, elle avait deux frères et une soeur, Il y avait Marius…
J’allais aussi travailler chez M. Hervé, à la sortie de Ferney, à droite avant la route qui allait de Magny à Moëns. J’ai travaillé aussi en soirée chez Bonifas, il avait une très bonne secrétaire, une Italienne, qui habitait au bas de Ferney, quand elle partait en vacances, j’allais après six heures faire le courrier.
M. Hervé était un érudit, un homme extraordinaire qui avait des connaissances inimaginables, dans tous les domaines. Un jour, bien plus tard, il est venu à la maison, il a regardé les tableaux de mon mari et, il n’était pas peintre, il lui a dit : Là, vous auriez avantage à mettre un peu moins de terre d’ombre. Il savait tout de suite ce qui pouvait entrer dans la composition d’une couleur. Il travaillait pour de grandes entreprises françaises, il voyageaitdans tous les pays du monde pour faire des recherches, savoir si l’on pouvait établir une telle industrie dans tel pays, des choses comme ça. Il a failli être directeur à la Société des Nations, il a raconté ça devant moi, mais il aurait fallu tremper dans la magouille et, paraît-il, il a quitté la SdN en disant la magouille c’est pas pour moi ! Il était tout à fait désintéressé. C’était un grand bonhomme maigre, qui était original jusqu’au bout des doigts ! Il avait toujours un giletde laine sur le dos et, en été, parce qu’il faisait chaud, il décousait le dessous des manches pour avoir de l’air !
Sa femme était la fille du Dr Charbonnier de Renens, elle était mignonne, petite, l’allure d’une ancienne petite marquise, précieuse, avec un gros chignon. Elle s’absentait souvent et un samedi elle était partie, elle m’avait dit : Alors mademoiselle si vous pouvez rester jusqu’à ce soir, j’ai préparé un repas, vous mangerez avec mon mari. Le soir à sept heures c’est M. Hervé qui a mis le couvert, il a mis une nappe toute déchirée et il a posé un objet sur chaque trou ! Il y avait des pommes de terre et de la purée de pommes comme dessert. Chaque fois qu’il soulevait un objet il découvrait un trou, alors j’avais attrapé le fou rire, il était vraiment drôle ! Pendant la guerre les Allemands étaient à Ferney, ils sont partis au Maroc, j’ai encore une lettre de lui où il me dit : J’apprends l’anglais aux Américains !
Ma tante et son mari étaient concierges à la tuilerie, à la Limite. Ils habitaient une maison qui était à l’entrée de la tuilerie, à droite, c’était une belle maison avec une véranda.
J’avais deux cousines, deux jumelles, j’allais souvent là-bas jouer avec elles, je montais sur le four etje voyais mon père qui soulevait un grand couvercle, comme un couvercle de cuisinière, et il mettait de grandes pelletées de charbon qui tombaient tout en bas dans le four.
Mon père me faisait de petites figurines en terre qu’il faisait cuire dans le four. Une de ses cousines, Camille, venait à Ferney chercher le lait, j’allais avec elle et, lorsque nous passions devant la maison où habitait un couple de juifs, les Bloch, (maison Ruet, rue de Genève), chaque fois nous tirions la sonnette et nous nous sauvions.
Un jour ma cousine qui avait beaucoup de toupet, alors que j’étais très timide, me dit : Ecoute ce n’est quand même pas chic ce qu’on fait, on devrait aller leur faire des excuses, euh, moi je dis d’accord, j’étais bien d’accord de suivre, alors on sonne, Mme Bloch vient nous ouvrir et ma cousine lui dit: Madame, madame, on vient vous faire des excuses parce que c’est nous qui tirons votre sonnette tous les jours en descendant du village.
Mme Bloch nous dit : Oh, mais vous êtes gentilles mes petites, entrez, je vais vous donner quelque chose. Nous sommes entrées au salon, elle est allée nous cueillir un bouquet de roses, elle nous a donné du chocolat, elle nous araccompagnées à la porte en nous remerciant et nous sommes parties acheter le lait, mais, en redescendant, c’était inévitable, nous avons tiré la sonnette ! Ce n’était pas possible que ça se passe autrement avec ma cousine qui avait beaucoup d’aplomb ! Alors qu’elle avait quinze- seize ans les garçons étaient fous d’elle. Il y avait Ellien et Eric Fusier. Elle a fréquenté quelque temps Eric et ensuite, au cours de son voyage de noces, elle lui a envoyé une carte !
M. Fusier était maréchal-ferrant, ils n’avaient pas d’enfant, ils avaient adopté Eric et une fille Parkinson, qui vivait ensuite en Suisse allemande, j’avais beaucoup d’admiration pour elle, c’étaitune fille blonde, très jolie, avec des yeux bleus. Eric, je l’aimais bien, car il était gentil, il est parti (vivre) aux Etats-Unis et un jour, à New York, il a rencontré les Sagne qui étaient leurs locataires à Ferney ! En rentrant des Etats- Unis début 1930.
Mon beau-père, Magnin, était potier chez Knecht à Colovrex, il était en fait céramiste, avecson beau-frère ils avaient créé l’école de céramique de Renens, c’était un compagnon du Tour de France, il avait aussi travaillé en Savoie et en Isère pour unifier les tailles des poteries. Sa famille semblait être originaire de Collex-Bossy. Il connaissait bien Paul Bonifas et il avait appris à tourner à Paul Bonifas jeune. Pendant la guerre de 39-45, Paul Bonifas était venu en Suisse avec son fils et Mme Bonifas était restée à Ferney avec ses filles.
Nous avons aussi parlé de l’ancienne gendarmerie, à gauche, rue de Meyrin, après la ferme du Châtelard, habitaient là les Muller, au rez-de-chaussée, en face du corridor habitait le taupier. Les Muller s’installèrent ensuite en face dans une petite maison bâtie par Mme Borel,marraine d’Aloïs Muller, auquel elle avait fait cadeau de cette maison. Dans cette maison habita ensuite Philippe Hirtz et Léon Hirzt, son frère.
Le taupier c’était vraiment quelqu’un dont le métier était d’attraper les taupes, il était payé au nombre de taupe qu’il attrapait, mais l’été il ne devait pas en attraper beaucoup parce que, avec les filles Decorzant, quand nous allions glaner, notre bonheur c’était d’appuyer sur les pièges, et, boum, ils remontaient, le pauvre taupier n’attrapait pas beaucoup de taupes en été !
Sa femme aimait beaucoup l’alcool, elle prenait de ces cuites, elle était noire et se montrait à la fenêtre, alors M. Muller, avec une pompe à vélo ou une grosse seringue, lui giclait de l’eau à la figure, elle fermait la fenêtre et allait en ouvrir une autre, encore de l’eau, elle changeait de fenêtre, au bout d’une heure ou plus de ce manège elle était dessaoulée. M. Muller était très drôle. Il avait énormément d’esprit, c’était un juif turc qui avait quitté son pays quand il était jeune, il était arrivé en France avec un petit baluchon, il était d’une intelligence, il savait un tas de choses, il faisait partie d’un groupe de vieux messieurs, il y avait M. Kohler, M. Baumgartner, M. Tissot, marchand de vin. M. Muller c’était son plaisir de dire au père Baumgartner : Alors cet après-midi on va au pont Butin, avec l’accent alsacien, ce qui donnait : au bon putain ! Tous les samedis le père Baumgartner allait à pied à Gex, chez Gavaggio, chercher de la pâtisserie et il revenait, encore à pied, tenant son paquet au bout des doigts par la ficelle.
Et moi tous les printemps j’allais boire la chèvre chez M. Tissot qui avait des vignes dans le Mandement. Au Nouvel-An, j’allais souhaiter une bonne année à tous ces vieux messieurs et je les embrassais tous, alors ils étaient heureux, heureux, car il n’y a pas beaucoup de jeunes qui aiment embrasser les vieux, les vieilles personnes. Et puis il y avait Bonbeurre, il habitait entre Prévessin et Moëns, dans un fossé qu’il avait recouvert de branches et de tôles*. Il y avait aussi M. David qui était garde-champêtre, avec son tambour.
Au château il y avait une Anglaise, préceptrice des deux filles, Claude et Jacqueline, elle venait très souvent à la récréation parler avec Mme Berdoux, l’institutrice qui appelait toujours Elisa Vuillemenot, car elle avait des yeux extraordinaires, gris bleu d’une teinte formidable.
Au château il y avait des jardiniers, l’un d’eux était M. Choulet, le père de Mme Blandin, chez qui j’ai mangé mes premiers artichauts, qui n’étaient pas connus à Ferney. Il y avait aussi, en face du temple, la maison des Gastaldi, ils avaient une fille, cette fille était accoudée sur le mur de clôture, et nous, Jeanne Vannier et moi, nous montions chez les soeurs, je ne sais plus ce que nous lui avions dit, mais elle nous a traité de péronnelles ! Nous n’avions jamais entendu ce mot !
A St Vincent il y avait beaucoup d’orphelines, il y avait une école, et je les plaignais beaucoup parce que ça sentait mauvais dans la cuisine. Une fois nous sommes allées au sommet des Voirons avec les soeurs, alors nous sommes descendues vers quatre ou cinq heuredu matin à pied à la gare des Eaux-Vives, il y avait deux orphelines qui portaient une corbeillepleine de pommes de terre bouillies pour le pique-nique, nous avons pris le train jusqu’à Bon-St-Didier et là il y avait le curé de Bon qui nous attendait avec son chien et nous sommes montées aux Voirons et nous sommes redescendues le soir et remontées à pied à Ferney, c’était normal àl’époque, on marchait beaucoup.
En hiver il y avait deux ou trois bals dans la salle du premier étage de la mairie et l’été la fête dans le pré à côté de la mairie. Pour le bal il y avait les Mazuy, des musiciens qui venaientde Genève. Ma mère dansait toujours la polonaise avec le Grand Chichi, chaque année. Le Grand Chichi était M. Dupuis, sa femme s’appelait Clémence, ils habitaient à côté de la poterie Johannel. Mon père était aussi un très bon danseur, la mère Brunod disait à mon père : Oh ! Que j’aime vous voir danser ! Quand ils valsaient on les voyait glisser, il n’y avait pas une épaule qui se soulevait. Tous les jeunes savaient danser, ils apprenaient entre eux et allaient dans les bals dans les villages pour les fêtes communales.
Ah ! Une question : Pourquoi Odette Gros, qui après son mariage s’appelle Odette Magnin, est-elle appelée « Volette » ?
Ah c’est parce que nos voisins Rosa ont eu leur premier enfant, Virgile, il ne savait pas dire Odette, alors il a dit Volette, alors des amis ont dit : ça te va beaucoup mieux qu’Odette, c’est plein de fantaisie et ça te va très bien.
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