On allait prendre un verre et taper le carton chez la Mimi, pousser les boules chez Dudu, chercher un paquet de Gauloises chez Dalouès, acheter une carte de bus CGTE chez la mère Anthoine, retrouver les copains chez la Bidulette, jouer aux quilles chez Emery, faire terrasse chez Asta, siroter un porto chez Blandin.
Alors que Ferney comptait à peine mille habitants, plusieurs dizaines de bistrots émaillaient ses quartiers. Ici se retrouvaient les contrebandiers, fiers d’avoir déjoué la sagacité des douaniers pour passer quelques centaines de grammes de tabac ou de café. Là se réunissaient la fanfare, le football, les pompiers ou la gymnastique.
Chez la Tonton comme chez Constant Roux, on trouvait tout, biscuits Brun, bonbons Becco, bâtons de réglisse, pastilles de zan, cornets-surprise, bière en litres, Kiravi Valpierre rouge à 12,5 degrés… A deux pas, on trouvait sandales et belles chaussures chez Alexandre Drescher.
Un peu plus bas, sur l’autre trottoir, quatre bouchers et charcutiers se disputaient la clientèle tout en se prêtant la main : Roch, Verne, Pasquet, Dupraz. Près de la fontaine, on prenait son pain chez Dubouchet ou chez Brun.
Au petit matin, on se procurait chez Chaffard le Dauphiné ou le Progrès. Aux achats du quotidien s’ajoutaient les acquisitions plus rares et plus coûteuses, vélos, motos, automobiles, réfrigérateurs, postes de TSF, tourne- disques et, plus tard, téléviseurs. Les voitures, encore rares, revenaient régulièrement au garage pour réparations.
Nombre de commerces ont disparu. Certains se sont maintenus, changeant régulièrement d’enseigne ou de propriétaire. Plus rares, quelques entreprises ont perduré pendant des décennies, comme le garage Dunand et la maison Sagne.
Quelques petits métiers appartiennent définitivement au passé : le tailleur, le cordonnier, la sage-femme, le taupier, la remailleuse de bas, la livreuse de bouteilles de gaz. Pour bâtir ou réparer, personne n’aurait imaginé faire appel à une quelconque entreprise extérieure. D’ailleurs, il n’y en avait pas. On trouvait sur place tous les corps de métiers.
En un demi-siècle, la population ferneysienne a été multipliée par dix. Prés et jardins ont fait place à des ensembles immobiliers. Le centre-ville reste encore presque intact. La vie a changé parce que les habitudes ont changé mais l’atmosphère villageoise palpite encore.
Café du Soleil
Ferney ne serait pas Ferney sans le café du Soleil. Dans la joie, la peine, la fête et la fraternité, c’était le lieu de toutes les rencontres, de tous les jeux, de toutes les chamailleries, de toutes les complicités.
C’est au Café du Soleil qu’au petit matin les habitués prenaient leur premier café – ou leur premier coup de blanc – en lisant le Progrès de Lyon, puis le Dauphiné Libéré affectueusement surnommé le Daubé. A dix heures se retrouvaient dans la cuisine de Mimi Traffey – puis d’Osvalda Arbez – les cantonniers municipaux dont les efforts matinaux justifiaient l’omelette au lard ou l’entrecôte au gratin, assorties d’un solide litron de rouge.
On s’y retrouvait aussi pour les baptêmes, les mariages, les anniversaires ainsi qu’à la sortie de la messe ou après les enterrements, la tristesse faisant alors place à la fraternité des retrouvailles.
En fin de matinée, les mêmes équipes s’agglutinaient ou se succédaient au bar, le temps d’une mominette ou d’une picholette, expression empruntée à la Suisse voisine pour dire trois décis.
Le soir, les habitués s’installaient aux tables du fond pour disputer une ou plusieurs parties de tarot, de belote ou de putze, habitude également empruntée aux traditions helvétiques.
Ne pas oublier non plus la fameuse fondue du Café du Soleil, partagée entre amis dans la petite salle qui leur était réservée.
Cafés du centre
Le centre de Ferney comptait de très nombreux cafés. Il en reste plusieurs et c’est tant mieux. Chacun avait son caractère, sa spécialité et sa clientèle, même si la plupart des consommateurs passaient volontiers de l’un à l’autre.
Le Café de la Mairie, « Chez Dudu », disposait sur l’arrière d’une cour où on jouait à la lyonnaise puis à la pétanque, dont l’arrivée coïncida avec les premières grillades et les premières merguez. Le café lui-même était exigu mais on s’y entassait lorsqu’y fut installé le premier poste de télévision.
Café-tabac, Le Florianet était le bistrot des jeux, loterie nationale puis PMU, et des formalités administratives. On y vendait les timbres fiscaux et les acquits pour le transport du vin et la distillation des alcools.
Sur la place de la Fontaine, le Café des Sports fut longtemps tenu par Andrée Gerlier, dite La Bidulette du fait de sa proximité avec Bidule, l’inénarrable garagiste.
Mais qui se souvient du Café Emery et de son jeu de quilles ?
Et encore des cafés…
Ferney a compté simultanément jusqu’à une vingtaine de cafés à une époque où la population ne dépassait pas 1.000 habitants. Outre la Grand’rue, il y en avait rue de Versoix et rue de Meyrin et toute une poignée dans le quartier de la Limite, aujourd’hui disparu.
Ces bistrots se limitaient parfois à la seule cuisine familiale. S’y retrouvaient les paysans à la fin de leur journée, les contrebandiers après leurs méfaits, les douaniers qui faisaient mine de ne pas les reconnaître, les artisans du cru et quelques Genevois en quête d’aventures exotiques.
Les tenanciers avaient noms Chabert, Grolliet, Persin, Contat, Pillonnel, Rion, Giustina… Souvent, la femme tenait le bistrot tandis que le mari travaillait aux champs ou à l’atelier. La boisson se limitait à de petits vins et à du café généralement « bouillu ».
Qui dira le rôle essentiel des cafés de village ? On s’y inquiétait d’un voisin sans oublier de médire de l’autre. La cohésion du dimanche se faisait à l’église mais la fraternité quotidienne se nourrissait – et se désaltérait – au café.
Ne pas oublier que la plupart des hôtels accueillaient la clientèle locale à l’heure de l’apéro et qu’à cheval sur la frontière, les Blandin firent découvrir au Café de la Limite des saveurs encore inconnues, comme le vin blanc suisse et, surtout, le porto.
Hôtels et restaurants
Les Ferneysiens ne dormaient évidemment jamais à l’hôtel et mangeaient rarement au restaurant. Pourtant, ceux-ci ont marqué l’histoire locale.
Dominant le village, l’Hôtel Bellevue accueillait visiteurs de marque, représentants de commerce, et fonctionnaires internationaux. Dans le grand salon ou sur la splendide terrasse, la cuisine du Bellevue, bourgeoise et traditionnelle, était servie lors des mariages et banquets.
Bien que disposant de chambres, La Truite était davantage un restaurant qu’un hôtel, qui afficha exceptionnellement complet en 1960 lorsque des compagnies entières de CRS vinrent surveiller la frontière lors des Accords d’Evian.
A l’Hôtel de France descendaient volontiers les délégués venus assister aux conférences internationales à Genève. Le futur président ivoirien Félix Houphouët-Boigny y séjourna à de multiples reprises. Le café était le repaire des paysans venus faire boire leur troupeau à la fontaine.
Quant au Capucin Gourmand, aujourd’hui enfoui sous la piste de l’aéroport, il trouva son apogée dans l’immédiat après-guerre lorsque diplomates et chefs d’Etat s’y retrouvaient pour des dîners raffinés. Le président Roosevelt et son épouse y vinrent à plusieurs reprises.
Les restaurants ne se multiplièrent qu’avec l’ouverture des frontières, leur clientèle étant essentiellement genevoise. Chacun avait ses spécialités mais l’histoire de la gastronomie ferneysienne est attachée au seul établissement à s’être vu décerner une étoile au Guide Michelin : Le Pirate d’Alain et Monique Béchis.
Boucheries et charcuteries
En 1770 déjà, Voltaire lui-même vantait les mérites du premier boucher de Ferney, en se demandant « pourquoi toutes les marchandises sont meilleur marché à Genève qu’à Gex »…
Plus que tout autre commerce, la boucherie puis les boucheries se devaient d’être au milieu du village. On ne mangeait jamais de viande le vendredi et pas forcément les autres jours non plus mais, à notre connaissance, le mot « végétarien » n’avait pas cours dans nos contrées.
Cochons, lapins et volailles étaient élevés et abattus dans les fermes et maisons familiales. Le gros bétail provenait des campagnes alentour et nos bouchers abattaient généralement dans la cour arrière de leur commerce, quitte à faire passer au forceps dans leur couloir intérieur les bœufs les plus volumineux. Quant à Georges Pasquet, simple charcutier, il tuait et débitait le porc à côté de la fruitière où les paysans apportaient leur lait.
Plus que des dynasties, les boucheries ferneysiennes constituaient une forme de continuité historique. En haut de la rue, Richard puis Roch. Plus bas, Brunod puis Verne. A côté, Gauchat, Pasquet puis Meylan. Et enfin Tournier, Dupraz, Humbert puis Bayet. Sans compter Mivelle, charcutier à l’emplacement de la future Etoile des Alpes.
Boulangeries et épiceries
De toute éternité, il y eut deux boulangeries au centre de Ferney, chacune avec ses propres habitués. Ici comme là, les propriétaires se sont succédé mais, pour les « vieux » Ferneysiens, il y eut surtout Brun et Dubouchet.
On y vendait le pain rond, le pain long, le Voltaire ovale, le parisien, la baguette et la ficelle, ainsi que quelques spécialités locales comme le pain aux greubons, à la période du cochon.
Au rayon des viennoiseries, on avait le choix entre les croissants au beurre, les petits pains au sucre, les brioches et la tresse. D’un magasin à l’autre, elles avaient des goûts différents et, donc, des clients différents.
Côté pâtisserie, il y avait l’incontournable papette, les éclairs au chocolat, les millefeuilles, les religieuses, les babas et les meringues. Les tartes et gâteaux suivaient les saisons (fraises, framboises, cerises, quetsches, pêches de vigne, pommes et poires) et attiraient en septembre des nuées de guêpes.
Madeleine Eisen-Mivelle, la « Tonton », faisait exclusivement épicerie : conserves, boissons, huile et vinaigre, biscuits, bonbons à la pièce et cornets-surprises.
Le lait était « coulé » à la fruitière, à l’arrière de chez Berthier. On s’y rendait avec son bidon pour en acheter, au détail, la quantité de son choix. L’épicerie Roux vendait également lait, beurre, fromages, fruits et légumes.
Presse et journaux
La Mobilisation de 1914, l’Armistice de 1919, la Grande Dépression de 1929, la montée du nazisme, la déclaration de guerre en 1939, la censure sous l’Occupation, la victoire de 1945, les guerres d’Indochine et d’Algérie… c’est par les journaux que les Français suivirent l’actualité d’un pays et de ses épreuves. La radio ne devint vraiment un moyen d’information qu’en Mai 1968… et les réseaux sociaux qu’au début du XXIe siècle.
L’information locale, les faits divers, les petites annonces, les résultats sportifs, les avis de naissances, mariages ou décès, les comptes-rendus de conseils municipaux se retrouvaient, eux aussi, dans le Dauphiné, le Progrès, le Gessien et la Voix de l’Ain. Parfois aussi dans Ferney-Candide, mais c’est une autre histoire…
Aux Koller, Vannier, Chaffard et Chatillon succédèrent les Brodier et Michaud, sans oublier Anne Hovart qui, si elle avait renoncé à la presse, fit de ce lieu une des plus belles librairies de la région.
De pied en cap
Au centre de Ferney, les Parfums de France étaient en quelque sorte une oasis de douceur dans un monde de brutes. Les dames riches venaient acheter de grandes bouteilles de parfums de marque tandis que les Ferneysiennes trouvaient de l’eau de Cologne pour se frictionner et emportaient par la même occasion un calendrier parfumé et quelques échantillons de Joli Soir de Cheramy. Pour beaucoup, Jeanne Thouvenel fut longtemps la plus belle fleur de Ferney.
D’autres magasins vendaient un peu de tout et de rien, à commencer par le capharnaüm de la « mère » Zegna et de sa fille Augusta. L’Etoile des Alpes fut en quelque sorte le premier mini-marché « de chaîne », même si les marchands n’avaient pas encore cédé le pas aux caddies et au self-service.
Plus haut, succédant au bourrelier Séchaud, la famille Burdairon ouvrit en 1948 la Maison du Cadeau, Jeanne accueillant les clients tandis que René poursuivait son travail de sellier.
Plus haut encore, lorsqu’il n’était pas au bistrot, Alexandre Drescher vantait ses splendides chaussures mais ne rechignait pas à vendre de plus modestes sandales.
Pour les anniversaires, la Fête des Mères ou les enterrements, on allait chercher ses fleurs directement dans les serres de Marcel Maillard, loin sur la route de Versoix.
Poteries ferneysiennes
Hormis l’agriculture, la poterie fut longtemps à Ferney une des rares activités. Avant l’arrivée de Voltaire, il existait déjà une tuilerie et une faïencerie, mais c’est surtout au XIXe et dans la première moitié du XXe siècles que la poterie tint le haut du pavé, essentiellement à des fins utilitaires mais aussi artistiques.
Tant par sa position géographique que par la nature de ses sols, Ferney jouissait d’une situation privilégiée. Dans le bas du village, à proximité du bois de la Bagasse et dans le quartier des Jargilières, qui tient justement son nom de l’argile, on trouvait et on trouve encore à profusion des terres immédiatement utilisables en poterie.
Les patrons potiers se nommaient Razier, Liotard, Nicole, Hécler, Knecht, Bonifas. Les ouvriers et ouvrières se nommaient Fert, Bertoli, Alliod, Cansell, Guex, Hirz, Eisen, Martin, Fournier, Philipps…
Tourneurs, pieds jaunes, mouleurs, spécialistes de la cave à terre formaient quasiment une caste dans laquelle on n’entrait pas facilement et à laquelle on était fier d’appartenir. Généralement, ni les patrons ni les ouvriers n’étaient originaires de Ferney ou de la région; mais beaucoup y restèrent après la fermeture de leurs entreprises, la dernière (Lifas) ayant cessé toute activité en 1975.
Garagistes et mécaniciens
Inventé dans les années 1850, le moteur à explosion a révolutionné le siècle suivant. Présentée en 1921 au Salon de Paris, la Citroën 5 CV « Trèfle » fut en quelque sorte la mini des années folles. Vinrent ensuite la volumineuse Citroën C6 en 1928 puis l’agile Traction en 1934. Après la guerre apparurent la 4CV Renault en 1947 et la légendaire 2CV l’année suivante.
Comme tous les villages de France, Ferney a évolué au rythme des améliorations techniques et des demandes de la clientèle. Il fallait parfois attendre deux ans pour obtenir un véhicule neuf. Du coup, l’entretien et la réparation des véhicules plus anciens devint une des activités principales de nouveaux garagistes.
Pinget dans la rue de Genève puis dans la Grand’rue, Dunand dans la rue de Versoix puis à proximité de la « grande » douane, Bidule dans le quartier de La Limite bientôt promis à la démolition.
La voiture était le reflet des uns et des autres . Simple moyen de transport, elle fut parfois élevée au rang de mythe, d’abord par la famille Baré avec sa Bugatti et sa Jaguar, ensuite par Albert Duty dit Rapido, qui participa au Rallye Lyon-Charbonnières au début des années cinquante.
Artisans d’autrefois
Architectes, barbiers, blanchisseurs, bourreliers, briquetiers, carrossiers, charbonniers, charpentiers, charrons, chauffagistes, chauffeurs, coiffeurs, cordonniers, couturiers, couvreurs, décorateurs, ébénistes, électriciens, encadreurs, entrepreneurs, esthéticiennes, ferblantier, forgerons, fourreurs, imprimeurs, jardiniers, maçons, maréchaux-ferrants, maraîchers, masseurs, matelassiers, mécaniciens, modistes, peintres, plombier-zingueurs, potiers, ramoneurs, rebouteux, remailleuses, rémouleurs, rempailleurs, réparateurs, repasseuses, sages-femmes, scieurs de long, selliers, serruriers, sourciers, tailleurs, tanneurs, tapissiers, taupiers, transporteurs, vanniers…
Le village était petit mais on avait tous les artisans sous la main même si, chez soi, chacun était un peu bricoleur, maçon, électricien, peintre, jardinier ou mécanicien.
Plusieurs personnages ferneysiens ont marqué la mémoire locale, par leur caractère ou leur spécialité. Les plus anciens se rappellent Honoré Chiara, scieur ambulant avec sa légendaire troïka ; Temporel, son cheval, son tombereau et son corbillard ; le père Rochat, rebouteux ; Victor et Romolo Barge, cordonniers ; Augusta, sa charrette et ses bouteilles de gaz, Lyonnet ferrant les chevaux devant son atelier ; Longet proclamant bonnes et mauvaises nouvelles à coups de clairon; Fontaine livrant le charbon de chez Raphoz.
Les plus jeunes n’ont pas oublié Virgile Rosa et sa pelle mécanique ; René Joly et sa caisse à outils ; Jean Petitjean, son hérisson et son haut-de-forme ; le « Bep » Dalby guidant le chasse-neige ; Atchoum appuyé sur sa pelle de cantonnier…
Le village était petit mais on avait tous les artisans sous la main même si, chez soi, chacun était un peu bricoleur, maçon, électricien, peintre, jardinier ou mécanicien.
Une année en fanfare
L’exposition 2019 comporte plus de cent photographies et documents, la plupart inédits. Après sa première étape à la mairie de Ferney-Voltaire, l’exposition sera présentée à l’Espace Candide, à la maison du pays de Voltaire et au Clos Chevalier. Tous les panneaux seront ensuite mis en ligne sur notre site.
Ferney en mémoire remercie la Mairie de Ferney-Voltaire, qui soutient notre association depuis ses débuts et sans laquelle cette exposition et le livre qui l’accompagne n’auraient pu voir le jour.
Conception de l’exposition : Alex Décotte, Daniel Forte, Geneviève Cartegini, Michel Malavallon, Frédéric Sagne, Alain Reveillon, Viviane Trillaux.
Pour tous renseignements, +33 642 77 56 11 info@ferney-en-memoire.fr
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.